Minya Kongka 1995
le regard du
tétraplégique
Participent à
cette aventure 3 de mes anciens compagnons d'alpinisme et d'expéditions
: Lucien Honnilh (médecin), sa femme Nicole, ainsi que Guy Sevenier.
Ont également souhaité être des nôtres, 3 autres amis qui ne me
connaissent que comme un homme assis : Hélène Guyetand (mon infirmière du
Kula Kangri, il y a 2 ans), Jean-Luc Perrotin et Bernard Liberelle.
L'expédition se
déroulera dans un massif extrèmement peu parcouru par les randonneurs.
Elle se
propose de rejoindre, par un trek de 3 ou 4 jours, un petit monastère
tibétain situé à 3750 m sur la moraine du glacier du Minya Konka, un magnifique
sommet de 7560 m. Le plan est ensuite de suivre, en un autre trek de 6
jours, une très longue vallée transversale qui rejoint la principale ville
de cette région.
4 mai
Arrivée à 19 h à Chengdu, après un long voyage depuis Paris, d'où nous
sommes partis hier. Nuit dans un hôtel très confortable.
5 mai
Rendez vous à 8h
avec la Sichuan Mountain Association qui est responsable de l'organisation
de notre expédition. Ils veulent pour notre groupe un "chef" qui sera leur
seul interlocuteur et aura à prendre toutes les décisions. C'est à moi
qu'incombera ce rôle ingrat…
On nous apprend que les conditions météo sont exécrables dans notre
secteur et qu'il faut changer nos plans. Nous restons fermes sur notre
projet. Un nouvel interprète nous est alloué, l'officiel étant à l'hôpital
avec une pneumonie.
6 mai
La route d'accès au massif
Bonne route jusqu'à
Yuhan puis, la route directe sur Kangdin étant effondrée, il nous faut
emprunter un itinéraire beaucoup plus au Sud. La route se fait
interminable, très encombrée. Il pleut et la journée n'en finit pas. La
nuit tombe, nous roulons toujours. Nous nous arrêtons finalement au milieu
de nulle part, dans une sorte de bouge sordide. Nous avons parcouru 320 km en
12 h. Je suis crevé. Mon lit a déjà servi, mes draps sont sales et sentent
la transpiration.
7 mai
Notre route suit
maintenant une profonde gorge où coule la Dadu river. Son volume est
impressionnant. De nombreux troncs d'arbres descendent le fleuve seuls ou
en groupe.
Nous la quittons en début d'après midi pour monter vers Kangding (2700 m)
par une route extrêmement impressionnante, dominant une rivière déchainée.
Des crues récentes l'ont emportée par endroit et de nombreux éboulements
l'encombrent. Les véhicules doivent faire de véritables acrobaties au
dessus des flots bouillonnants. Angoisse quand le notre cale dans une
pente raide et recule dangereusement vers le vide, son frein à main étant
totalement absent…
Kanding ressemble à une ville en guerre : des maisons se sont effondrées
dans le fleuve, des ponts sont détruits et ses rives sont couvertes de
murs de sac de sable. La crue récente a été terrible.
Debriefing le soir avec notre staff de la SMA, c'est-à-dire notre guide,
le commissaire politique et l'interprete. On nous annonce que la meteo est
très mauvaise et qu'il y a beaucoup de neige en montagne. Je maintiens nos
plans.
8 mai
La route monte
jusqu'au col d'accès (4760 m) au plateau tibétain. Le paysage change d'un
coup, nous arrivons au Tibet chez les Kampas : villages en pierre,
chortens, tours de guet, paysans en tenue traditionnelle C'est superbe.
Sur la route, nous croisons parfois un ou deux pèlerins en chemin vers
Lhassa (c.a.d. à 1400 km !) et qui marquent leur parcours de leurs corps.
Ils se jettent à plat ventre dans la poussière, se relèvent, font 3 pas et
s'allongent à nouveau. Combien de temps mettront-ils, je ne sais, mais la
force de leur foi est impressionnante.
L'étape est encore une fois interminable et nous arrivons à Shamuju (3800
m) à la nuit tombante. Je suis épuisé par toutes ces crispations
désespérées pour rester sur mon siège malgré les cahots de la piste.
9 mai
Premières tentatives
Journée de
reconnaissance vers la Gompa. Le FTT est tiré par 1 âne, avec l'aide de 2
porteurs locaux. Sentier de plus en plus étroit, très caillouteux. Le FTT
ne passe pas. Essai sur le dos de l'âne qui, pauvre bête, s'écroule sous
la charge. Retour au camp et discussions pour refaire les plans. Guy,
Jean-Luc et Bernard iront seuls jusqu'à la Gompa dans les 4 jours
suivants. Le reste de l'équipe visitera les villages de la vallée en les
attendant. Ensuite, nous ferons, tous ensemble le trek de 6 jours qui
ramène à Kangding.
Le soir, fortes bourrasques de grésil glacial sur les tentes. Petit moral,
beaucoup de doutes. Tiendrai-je le coup pendant 6 jours avec ces
bourrasques ? Je suis responsable du projet de ce groupe et de son bon
déroulement. Je n'ai pas le droit de le faire échouer. Faut-il que je
retourne seul sur Kangding et rayonner là bas en FTT ou rester ici avec
tous en espérant que le trek ne se transforme pas en un piège infernal ?
10 mai
Nous décidons
d'avancer vers le fond de la vallée, sur l'itinéraire de notre trek
retour. Je suis tiré par un cheval et 2 porteurs m'accompagnent. Notre
allure est rapide et le reste du groupe est vite distancé. Les heures
passent. J'ai besoin de me sonder, mais ne peux le faire seul. Et personne
ici ne peut m'aider. La fin de l'étape est une torture. Chaque caillou
déclenche des contractions de ma vessie, gonflée comme un ballon. Guy
arrive enfin, 1 heure avant le reste du groupe et peut me soulager.
Le soir, l'orage tonne et il commence à neiger. Luo Feng me demande quels
sont nos plans pour demain et si nous voulons faire l'étape suivante. Nous
sommes soucieux de ne pas manquer notre rendez vous avec les 3 randonneurs à
leur retour et décidons par prudence de rester 3 jours ici.
11 mai
Nous sommes à 4000
m. Tout est blanc autour de nous. La neige a transformé le paysage. Le
soleil sort assez vite et chauffe tentes et vêtements. La nôtre, installée
dans un creux, se transforme rapidement en piscine sur laquelle flotte mon
matelas.
Belle journée au soleil. Les tibétains sont autour de nous, terriblement
envahissants. Ils feuillettent les revues que Lucien a emmenées avec lui
et gloussent à chaque photo un peu dénudée.
Ce soir, il pleut. Encore 2 jours à attendre.
12 mai
Extraordinaire hospitalité tibétaine
Le temps est beau.
Je pars avec Lucien en direction du col qui nous domine, tiré par un
cheval un peu rétif. Il est effrayé par le FTT et fait quelques ruades.
Nous montons environ 200 m avant d'être arrêtés par des épineux
impossibles à franchir. Redescente en direction du village.
Des tibétains nous invitent dans leur maison. Il faut traverser le rez de
chaussée qui est entièrement consacré à l'étable des yacks. Au fond, une
échelle très raide, faite d'un tronc d'arbre avec des encoches en guise de
marches, traverse le plafond. Je suis alors solidement empoigné et
embarqué avec mon FTT, pieds en l'air, directement le long du tronc. J'atterris au 1er étage. Là, nouveau problème : la porte est trop
étroite. Ils essayent de me faire passer de face ou en me couchant sur le
côté, rien à faire. Palabres, ils se consultent. Et puis je vois l'un
d'eux ramener un gros maillet et démolir le chambranle de la porte ! Me
voici dans la grande pièce commune, où vit toute la famille. Sur un mur
des portraits de Marx, Lénine, Mao et une toute petite figuration du Dalai
Lama. Beaucoup de poussière, de crasse et une délicate odeur de beurre
rance. Je n'y couperai pas, mais après cette incroyable gentillesse
d'accueil il est hors de question de refuser les 3 bols de thé au beurre
que la politesse impose de boire… Ils seront accompagnés de tsampa et de
fromage de yack.
Le soir, nous retrouvons Jean-Luc et Bernard, de retour de leur périple au
coeur du massif. Ils ont les yeux remplis d'étoiles et rayonnent de
bonheur. Nous sommes tous enthousiasmés par le récit de leurs aventures.
Les tibétains, qui avaient bien deviné ma tristesse de n'avoir pas pu monter bien
haut avec mon FTT, viennent nous proposer pour le lendemain une randonnée
inconnue.
Espoir.
13 mai
Le beau cadeau des tibétains au FTT iste
Neige pendant la
nuit, ma tente est inondée. Mais au matin, vent du nord, ciel très pur et
grand froid. Personne ne semble bouger, alors je m'impatiente et demande
aux copains de me sortir de la tente. Petit déjeuner glacial et enfin le
départ. Mon cheval et mes 2 tibétains sont très efficaces, nous montons à
bonne allure. Nous suivons un vallon caché, splendide, tout en herbe, et
occupé par quelques maisons de pierre. Leurs habitants se précipitent
spontanément pour venir pousser mon fauteuil. Les pentes d'herbe se font
plus raides et sont maintenant couvertes de quelques centimètres de neige.
Nous arrivons dans une zone envahie de buissons. La vue sur le Minya Gonka
est magnifique. Quel beau cadeau ces tibétains viennent de m'offrir !
Ils me proposent alors de monter encore plus haut, en me mettant sur le
cheval. Je fais un essai, assis à cru derrière la selle en bois sur
laquelle s'est installée Hélène. Le terrain est raide et encombré de
blocs. Le cheval peine et monte par à coups. Ma jambe gauche s'accroche et
part latéralement. Je préfère en rester là et passe sur le dos de mon
muletier. Gros plan sur les lentes de poux…
La descente est courte mais superbe. La lumière est de toute beauté. Sur
le bas, une petite fille court à mes côtés et relance mon FTT lorsque la
pente devient trop faible.
Une formidable journée de pur bonheur…
14 mai
Nous repartons en
4x4 vers Kangding. Nous sommes assez rapidement bloqués par un camion de
bois qui a cassé son essieu la veille. Pas d'autre alternative que de
ramasser des grosses pierres et construire une piste de contournement sur
la berge de la rivière. Tout le monde s'y met et après quelques heures et
un très impressionnant franchissement en fort dévers, nous rejoignons
notre route.
15 mai
Nouvelles tentatives en FTT
J'envisage de faire
la descente depuis le temple qui domine Kangding. Une piste y monte, mais
elle a été détruite par les pluies catastrophiques qui ont ravagé la
région. Je monte, tiré par un yack. L'itinéraire est assez aérien. Nous
sommes vite bloqués par un éboulement. Je passe sur le dos de Guy. Puis
encore un autre éboulement, puis un 3emme. Nous arrêtons et je redescends
en FTT jusqu'au village.
Nous reprenons les véhicules et roulons jusqu'à Lao Yulin, petit hameau
tibétain à forte influence chinoise. Nous logeons chez l'habitant.
16 mai
Très bonne nuit.
Allongé en hauteur sur un grand meuble plat, je n'ai rien entendu du
combat au sol d'Hélène contre les rats ni de celui de Lucien qui a été
dévoré de puces. Tout le groupe est parti tôt ce matin en direction du
sommet qui nous domine. Seul Lucien est resté avec moi. Nous partons en
FTT avec 2 tibétains par le fond de la vallée. Déception. L'agréable
chemin laisse la place au chantier de construction d'une route qui doit
rejoindre une grande ville de l'autre côté du massif. Nous parcourons
ainsi plusieurs kilomètres, au prix d'impressionnantes acrobaties au
dessus du fleuve, lorsque la piste laisse la place à de raides pentes en
dévers.
De retour à la maison, Lucien montre discrètement au chef de famille une
photo prise à Grenoble où je rencontre le Dalai Lama. Il tombe à genoux.
Et me voilà tout à coup l'objet d'une attention et d'une sollicitude toute
particulière…
17 mai
Beau temps, neige
fraîche sur tous les sommets. Le paysage est superbe pour nos adieux au
massif. Nous reprenons la route du retour. Je me sens un peu déçu de
n'avoir pas fait autant de FTT que je l'avais espéré. Mais c'est
bien dérisoire à côté de la richesse apportée par toutes ces belles
rencontres, par cet accueil et cette incroyable gentillesse chez
tous ces tibétains !
18 mai
Shi Mian (1050 m) -
Lever matinal pour se balader sur le marché, pittoresque et très animé.
Et puis, c'est à nouveau la longue et dangereuse route empruntée à
l'aller. Beaucoup de circulation. On finit par s'habituer aux dépassements
sans visibilité et aux piétons frôlés à la limite de l'écrasement. Mais on
a quand même frémi en comptabilisant sur 100 km trois camions au fond du
précipice et 1 cycliste qui venait tout juste de se faire tuer.
19 mai
Une longue descente FTT de 1800 m de dénivelé
Yahan (850 m) –
Départ pour l'Emei Shan, haut lieu religieux. Le temps est à nouveau très
maussade. La route semble bien longue, au lieu des 3 h qui nous avaient
été annoncées. Voici enfin le début de la longue ascension vers notre
objectif. Il pleut de plus en plus. Le moteur du minibus tousse, puis
finit par s'étouffer. Pas de frein à main, pas de démarreur. Nous partons
à reculons en roue libre de plus en plus vite, le chauffeur embraye et le
moteur repart. Instant d'angoisse…
A 2600 m, nous arrivons au départ du téléphérique qui nous amène à 3200 m.
Le brouillard est épais, froid et terriblement humide. Impossible de
savoir sur quoi on est : une montagne ?
Guy me porte sur son dos dans le long escalier qui mène à l'auberge. Les
chambres sont glacées et transpirent d'humidité. Une forte odeur
ammoniacale nous prend à la gorge. A la limite du supportable et plutôt du
mauvais côté de cette limite…
20 mai
Toujours cette
brume glauque et humide. Je suis hissé jusqu'au sommet de l'Emei shan. On
devine une falaise qui plonge dans le brouillard. Nicolas Hulot y avait
fait réaliser un tremplin d'où il avait décollé en delta il y a quelques
années.
Nous redescendons par le téléphérique jusqu'à 2600 m et retrouvons le
minibus en pièces détachées. Le chauffeur cherche toujours la cause de
notre panne d'hier. Après 2 h d'attente, nous partons enfin. J'ai décidé
de faire la descente de la route en FTT. Dans ce brouillard, je demande à
une jeep de se mettre devant moi et une autre derrière en protection des
autres véhicules. Et l'étrange convoi se met en mouvement. Nous roulons
assez vite. La pluie incessante me brouille la vue et mes doigts sont
gelés. Très longue descente, puis la brume se déchire, laissant apparaître
de jolies gorges. Il y a de plus en plus de circulation. Je traverse
quelques villages créant une indiscutable curiosité. Fin de la descente,
après 40 km et 1800 m de dénivelé.
La route jusqu'à Chengdu est interminable. Panne du minibus, réparation
avec du fil de fer, re-panne et re réparation avec de la cordelette. La
nuit est tombée et nous sommes toujours sur le rebord de la route. Nous
finissons par nous entasser dans la jeep et les bagages atterrissent dans
une fourgonnette Vespa, trouvée Dieu sait où. Le minibus est abandonné.
21 - 26 mai
Chengdu – Vol sur
Pekin - Tourisme à Pekin et environs.
Fin d'une belle
aventure qui s'est montrée rude et exigeante physiquement, mais tellement
riche de solidarité, de rencontres et de générosité chez nos hôtes
tibétains.
Une aventure qui n'aurait pas été possible sans la constante sollicitude
de toute l'équipe et sa capacité d'adaptation aux contraintes apportées
par le FTT. Merci à tous !
(extraits du carnet d'expé
de JF Porret)
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